vendredi 30 janvier 2015

NIGHTMARE ALLEY - Le Charlatan


Titre original : Nightmare Alley
Titre français : Le Charlatan
Réalisation : Edmund Goulding
Société de production : 20th Century Fox
Genre : film noir
Durée : 111 minutes
Date de sortie : 28 octobre 1947 (USA)
Casting :
Tyrone Power : Stan Carlisle
Joan Blondell : Zeena
Coleen Gray : Molly
Helen Walker : Lilith Ritter
Taylor Holmes : Ezra Grindle
Mike Mazurki : Bruno
Ian Keith : Pete


L’HISTOIRE

L’ambitieux employé d’un cirque itinérant trace sa route vers la gloire et le succès à force de manipulations et d’escroqueries. Mais un revers de fortune, brutal et impitoyable, n’est jamais loin…


L’AVIS DE FU MANCHU

Film noir très réussi sorti en 1947, Nightmare Alley narre l’ascension sociale irrésistible d’un jeune forain, Stanton Carlisle dit « Stan », puis sa déchéance, aussi soudaine et brutale que sa montée vers les sommets avait été longuement planifiée.  



Stan Carlisle (Tyrone Power) est, au début du film, un ambitieux jeune homme, assistant de la voyante Zeena, qui, en d’autres temps, avait connu la gloire avec son partenaire et mari. Celui-ci, Pete, n’est plus que l’ombre de lui-même, alcoolique invétéré et acolyte peu fiable pour Zeena, réduite à se contenter de numéros bien éloignés de son potentiel et de ses standards passés.

Dès les premières scènes du film, les ambitions du jeune et charismatique Stan s’opposent au destin le plus vil qui puisse exister dans les fêtes foraines de l’époque, celui de « Geek » - le geek étant un phénomène de foire très populaire alors, un alcoolique réduit à l’état de bête humaine devant arracher les têtes de poulets en échange, pour maigre salaire, d’une place pour dormir… Le symbole donné au geek n’est pas anodin dans Nightmare Alley : 
le mot est tracé sur une pancarte visible au plein centre de l’écran dès les premières images, signe de son importance future, et Pete avoue à Stan que lui-même aurait pu finir ainsi, s’il n’avait pas été recueilli par Zeena. Sa vie d’alcoolique n’en est pourtant pas très éloignée… « Comment peut-on tomber aussi bas ? », se demande Stan, et c’est bien là toute la question à laquelle l’intrigue du film va répondre.


How can a guy get so low ? - He reached too high


La destinée de Stan, quant à elle, commence quand celle de Pete se termine : celui-ci victime de son penchant pour la boisson, Stan en profite pour prendre sa place auprès de Zeena, et sa carrière d’illusionniste est lancée. L’ascension de Stan sera jalonnée et déterminée par la présence de trois personnages féminins qui, tour à tour, l’accompagneront dans sa quête.



Stan, en tant que jeune forain, apparaît d’abord dans le film comme l’assistant de Zeena (Joan Blondell), qui tient un numéro de voyante extralucide. Ne pouvant pleinement compter sur son mari alcoolique, elle accepte volontiers l’aide de Stan, qui prend une place de plus en plus intrusive à ses côtés. Conquise, elle lui révélera le fameux code qui lui permettait de communiquer avec Pete sans que personne dans l’assistance ne s’en aperçoive.
Zeena, dans sa relation avec Stan, agit à la fois comme une mère et une amante. Protectrice, elle le prendra sous son aile et lui apprendra tout ce qu’elle sait. Si elle s’efforce de rester fidèle coûte que coûte à Pete, elle ne pourra ensuite résister bien longtemps aux avances de Stan, et l’on comprend qu’ils ont sans doute partagé bien plus que des secrets… Joan Blondell réussit ainsi à donner à son personnage, en dépit de son activité d’illusionniste, un caractère foncièrement positif, au charme maternel doublé d’une sensualité évidente.



Listen to me. I'm no good, I never pretended to be. But I love you.

La véritable relation romantique de Stan est à mettre au crédit de Molly (Coleen Gray), une jeune fille du cirque, comme lui, et avec laquelle il est très proche dès le début du film. Molly représente en quelque sorte l’épouse idéale, la femme « parfaite » - selon les critères de l’époque du moins -, douce, attentionnée et fidèle. Naïve, amoureuse, elle suivra Stan jusqu’au bout mais, mention très intéressante, provoquera sa perte en lui faisant défaut au moment crucial. Elle fait donc penser à une sorte d’Eve, fidèle compagne de son homme mais dont la Faute, irréparable, les condamnera à errer éternellement sans chance réelle de s’en sortir. Indice troublant, Molly nous apparait pour la première fois en costume deux-pièces, façon Tarzan et Jane – mais qui rappelle également la tenue d’Eve…
Cela mis à part, Molly est aussi la « bonne » personne, l’âme la plus pure de Nightmare Alley, et elle s’opposera avec véhémence aux ultimes projets de Stan qui, au-delà de la simple arnaque, évoluent vers le spiritisme, et donc touchent au sacrilège. Or l’homme qui se croit Dieu sera irrémédiablement puni – n’oublions pas que l’on est dans un film noir, où le « héros » se dirige immanquablement vers sa chute…


Avant sa descente aux enfers, Stan est attiré vers les sommets et, alors qu’il trompe les gens de la haute société grâce aux spectacles d’illusionnisme qu’il a montés avec Molly, il fait la connaissance d’une troisième femme : Lilith Ritter (Helen Walker). Autant le dire tout de suite, c’est, parmi les trois, celle qui m’a le plus fasciné. Psychanalyste dont il semble qu’elle n’ait de « docteur » que le nom, elle est en effet aussi peu scrupuleuse que Stan puisqu’elle enregistre les confessions de ses patients à leur insu. Très intelligente, elle met tout de suite en doute les capacités de « devin » de Stan mais, au lieu de le dénoncer, préfère s’associer avec lui. Ses relations avec Stan sont très complexes, chacun jouant au jeu du chat et de la souris avec l’autre, sans que l’on sache qui domine la partie. 
You’re good. You’re awful good… Just about the best I ever saw…

Extrêmement charismatique, Lilith est la vraie femme fatale de Nightmare Alley, portée par le jeu d’une Helen Walker à son sommet, froide, calculatrice et très séduisante, sans oublier un courage et un sang-froid à toute épreuve. Tout en elle est captivant, et son nom même est évocateur : Lilith, démone de la Bible, maîtresse d’Adam, l’exact opposé d’Eve, elle est ici la démone nocturne qui s’empare des rêves de ses victimes / clients. Les parallèles sont très nombreux à faire, et l’on remarquera que si Molly essaie de faire revenir Stan / Adam vers la lumière, Lilith l’entraine toujours plus vers l’obscurité. Cela dit, le personnage de Lilith dans Nightmare Alley est très subtil, et, ses motivations étant peu expliquées, Helen Walker peut et réussit à la rendre attachante dans son duel face au trop ambitieux Stan Carlisle, charlatan qui, au fond, n’inspire que le dégoût.

Cependant, et d’une manière générale, aucun des personnages de Nightmare Alley n’est entièrement mauvais : c’est d’autant plus intéressant que cela tranche, à mon sens, avec le cynisme affiché de la plupart des films noirs. Même le personnage de Stan (Tyrone Power), voyou sans scrupule, beau parleur et arrogant, n’est pas tout à fait noir. De manière assez surprenante,par exemple, il semble que son amour – ou du moins son attachement - pour Molly soit sincère. De même, ce n’est pas un meurtrier, crime ultime s’il en est, même s’il en arrive à mener les autres à leur perte par accident. D’une certaine manière, Stan est un profiteur, qui arnaque les gens crédules pour leur soutirer de l’argent. Et s’il ne mérite pas le châtiment suprême, il est condamné à une fin pathétique, cruel revers de fortune, mais parallèle tellement bien trouvé par rapport au début du film. Le contraste et la ressemblance entre les deux situations apporte toute sa touche cynique à Nightmare Alley, digne des plus grands films noirs.


Conclusion

De par son ambiance très particulière s’appuyant sur l’univers chamarré mais mystérieux et inquiétant des fêtes foraines, dont il montre l’envers du décor, Nightmare Alley s’inscrit dans la lignée des meilleurs films noirs de l’époque. Surtout, son personnage principal cynique et amoral interprété par un excellent Tyrone Power est magistralement entouré par trois rôles de femmes tous plus fascinants les uns que les autres, comme seuls savent en produire les films noirs : Joan Blondell, et sa Zeena chaleureuse et sensuelle. Coleen Gray, et sa Molly touchante et adorable. Helen Walker, enfin, dont la Lilith à l’intelligence diabolique restera, à mon sens, la plus grande réussite du film.

NOTE : 8,5/10


mercredi 28 janvier 2015

LEAVE HER TO HEAVEN – Péché mortel


Réalisation : John M. Stahl
Société de production : 20th Century Fox
Genre : Film noir / Mélodrame
Musique : Alfred Newman
Photographie : Leon Shamroy
Durée : 110 min
Date de sortie : 19 décembre 1945 (USA)
Casting :
Gene Tierney : Ellen Berent Harland
Cornel Wilde : Richard Harland
Jeanne Crain : Ruth Berent
Vincent Price : Russell Quinton



L’HISTOIRE

Après avoir passé deux ans en prison, le romancier Richard Harland est de retour chez lui, à « Back of the Moon », lieu enchanteur qui lui sert de refuge. Un avocat de ses amis se plonge dans ses souvenirs et raconte l’histoire de Richard et d’Helen. Après leur rencontre dans un train, les deux jeunes gens se plaisent et se marient, à l’initiative d’Helen, qui commence rapidement à se montrer très possessive envers son époux…



L’AVIS DE GENERAL YEN

Le petit bijou que voilà. Le générique ne trompe pas. On devine dès le lever de rideau que Leave Her to Heaven emprunte autant au film noir qu’au mélodrame. Coups de tambour, « coups de gong » qui rythmeront inlassablement le film, comme si chacun d’eux nous criait « danger ! ». Sons stridents aux accents inquiétants, alternant avec une mélodie plus douce et fluide : nous voilà déjà captivés, attentifs à l’atmosphère étrange et belle ainsi créée en quelques notes.

Sa touche mélodramatique, Leave Her to Heaven la doit à une trame narrative axée sur la vie perturbée d’un couple, Richard Harland et Helen Berent. La passion amoureuse est le thème central du film. Elle est perceptible dès la scène de rencontre, coup de foudre magistralement orchestré, le regard fixe et émerveillé d’Helen faisant face aux coups d’œil admiratifs et gênés de Richard. Le film regorge de scènes symbolisant à l’écran la passion et la force des sentiments, en particulier ceux d’Helen. Au début du film, chaque plan réunissant les deux personnages seul à seul fait ressortir désir et sensualité de manière toujours plus accrue. La musique mélodramatique d’Alfred Newman aidant, la fougue d’Helen est palpable grâce à une Gene Tierney incandescente.

La passion qu’Helen éprouve pour Richard est cependant trop forte, et crée un déséquilibre, que la mise en scène traduit à l’écran en introduisant des éléments typiques de film noir. Ce genre, déjà évoqué sur Films Classiques, est empreint d’une fascination pour la déchéance de personnages ambivalents au destin tracé. Le destin se manifeste en général par l’apparition d’une rupture dans le comportement du personnage : le héros, souvent masculin, peut par exemple commettre un meurtre ou se laisser charmer par une femme fatale, ce qui va bouleverser sa vie et précipiter sa chute. Dans Leave Her to Heaven, c’est le mariage des deux amants qui fait office de feu vert au destin. C’est à partir de ce moment qu’Helen révèle un comportement possessif qui ira crescendo. Comme le révèle l’avocat ami de Richard lors de la scène d’ouverture :

“Of all the seven deadly sins, jealousy is the most deadly.”

Dès le départ, le spectateur est prévenu. Le mal est rapidement identifié, dans la plus pure tradition des grands noirs, comme dans Double Indemnity ou Sunset Boulevard, qui usent également du procédé du flashback. Si le flashback dévoile d’emblée une partie du dénouement, il présente l’avantage de mettre l’accent sur le « comment en est-on arrivé là ». Le suspense de ces films n’est pas dû à l’ignorance qu’a le spectateur de la fin de l’histoire, mais à la façon dont on y arrive. La forme va donc primer sur le fond, pour captiver – littéralement – le public. Sur ce plan, Leave Her to Heaven déroge aux astuces typiques des films noirs tournés en noir et blanc, magnifiés par leur clair-obscur : le film est en couleurs.


La couleur de Leave Her to Heaven est son atout visuel majeur. Ce n’est pas un hasard si le film a obtenu un oscar pour sa photographie : son Technicolor est flamboyant, grâce à des couleurs plus saturées que la normale. Le résultat en est une atmosphère unique, presque irréelle. La beauté de Gene Tierney est rendue magnétique. Ainsi, la couleur, d’ordinaire l’apanage des grands mélodrames de l’époque, se voit dans ce film également utilisée pour lui conférer une tonalité noire. Leave Her to Heaven est un « film noir en plein soleil » : la couleur est révélatrice de la puissance d’Helen, néfaste en plein jour. Notez à ce propos que lors des scènes climax du film, la musique mélodramatique se tait : le silence donne du pouvoir à l’image.

Si Helen a un tel impact sur nous, c’est en grande partie grâce à l’interprétation qu’en donne Gene Tierney. J’ai déjà mentionné dans mon article sur les femmes fatales la grandeur du personnage. La particularité d’Helen, c’est son obsession, l’amour qui, poussé à l’extrême, n’a plus rien de noble et devient maladif et dangereux.

“I’ll never let you go. Never, never, never.”

Face à l’omniprésente Gene Tierney, qui fascine autant que son personnage est fasciné par son mari, deux acteurs : Cornel Wilde et Jeanne Crain. Tous deux campent des personnalités réservées, qui pâtissent donc de l’aura quasi-divine de Tierney. Et c’est là un intérêt majeur du film : le traitement des relations entre des personnages très différents. Cornel Wilde nous offre un Richard posé, un écrivain qui aspire à une vie faite d’amour et d’eau fraîche, loin des turbulences de la vie urbaine, dans un environnement boisé au milieu d’un lac. Il oppose son flegme à la furia de Gene Tierney, ce qui nous donne des scènes sublimes où des sentiments contraires s'affrontent, comme quand, au réveil, Helen tente d’attiser le désir de Richard et rencontre un certain succès, avant que le jeune frère du héros vienne détourner son attention. Désir brûlant et considérations fraternelles sont, juxtaposés, source de frustration.


Quant à Ruth Berent, cousine et sœur adoptive d’Helen, sa raison d’être n’est ni plus ni moins que d’être comparée à Helen. Jeanne Crain et Gene Tierney livrent un duel moral qui enrichit le personnage d’Helen. Ruth et Helen sont si proches physiquement qu’on pourrait les confondre. Ce qui les distingue est leur caractère : passion et jalousie s’opposent à raison et renoncement. L’une est une jeune femme ordinaire : Ruth, qui s’adonne aux plaisirs du jardinage et lui vaut d’être surnommée « the Gal with the Hoe » (la fille à la bêche) par Richard.
L’autre est une femme extraordinaire : Helen. Cela est suggéré dès la séquence du train : elle regarde Richard pendant plusieurs secondes sans ciller. 

Cette facette hors-normes est très vite associée à un halo d’étrangeté qui l’entoure et va aller s’accentuant au fil du film. Helen génère autant de fascination auprès du spectateur qu’elle-même en éprouve pour Richard. Gene Tierney adopte un phrasé lent et mélodieux, comme si elle psalmodiait chaque mot. Les longs plans fixes sur son visage, à la pâleur fortement accentuée par des lèvres rouge vif et des yeux d’un azur scintillant, lui donnent une certaine majesté, confirmée par le charisme déployé par l’actrice. Helen est une femme forte, dominatrice, et cela se voit. A l’inverse, la discrétion à l’écran de Jeanne Crain est, comme pour Richard, le reflet de son caractère. Cela permet à Gene Tierney d’occuper tout l’espace en matière d’expression, et l’actrice s’en donne à cœur joie : un personnage aussi riche et complexe qu’Helen Berent ne s’accomplit pleinement que dans la confrontation avec sa nemesis, son opposé. Le sens du film est à trouver dans cette dynamique des contraires.

Conclusion

Film complet, doté des attributs de deux genres majeurs du cinéma classique, le mélodrame et le film noir, Leave Her to Heaven tient du chef d’œuvre. Alliant un sublime technicolor à une musique captivante et utile à l’intrigue, ce mélodrame noir est unique. On retiendra à jamais la figure mythique d’Helen, le plus grand rôle de la resplendissante Gene Tierney. A l’unanimité des deux membres de notre rédaction, un des plus grands classiques du cinéma américain.

NOTE : 10/10