vendredi 27 mars 2015

BLACK NARCISSUS – Le Narcisse noir


Titre original : Black Narcissus
Titre français : Le Narcisse noir
Réalisation : Michael Powell et Emeric Pressburger
Musique : Brian Easdale
Genre : Drame
Durée : 100 minutes
Date de sortie : 24 avril 1947 (Royaume-Uni)
Casting :
Deborah Kerr : Sœur Clodagh
David Farrar : Mr. Dean
Kathleen Byron : Sœur Ruth
Jean Simmons : Kanchi
Sabu : le jeune général
Judith Furse : Sœur Briony
Flora Robson : Sœur Philippa


L’HISTOIRE

Cinq nonnes sont envoyées fonder un couvent dans un ancien palais de l’Himalaya. Elles éprouvent cependant des difficultés à s’adapter à cet endroit isolé, et le charme exotique du lieu vient bientôt les troubler…


L’AVIS DE FU MANCHU

Réalisé par Michael Powell et Emeric Pressburger – un an avant The Red Shoes, objet d’un précédent article sur ce blog -, Black Narcissus narre l’histoire de cinq nonnes appartenant à un couvent de Calcutta, qui sont dépêchées au cœur de l’Himalaya à la demande d’un prince indien pour y établir un dispensaire et une école. Bâti sur un éperon rocheux battu par les vents à pic d’une vallée verdoyante, le palais qui leur est offert est en réalité un ancien harem, et la jeune Mère Supérieure, Sœur Clodagh (Deborah Kerr), aura fort à faire pour établir un couvent digne de ce nom. Elle sera aidée dans sa tâche par l’atypique et sémillant Mr Dean, l’agent détaché auprès des autorités locales par les Britanniques.



Toute la symbolique de Black Narcissus repose sur l’opposition constante entre le spirituel, le sacré d’une part, et l’animalité, le passionnel d’autre part, qui sous diverses formes tentera de détourner les sœurs de leur vocation.

Le spirituel est avant tout représenté par les nonnes, dont l’habit blanc souligne la pureté et dont seul le visage est apparent. Associé aux sœurs, le signe de la croix est omniprésent : c’est ainsi que sont disposées les tables dans le réfectoire du couvent, au début du film, et c’est également l’ombre d’une croix qui se dessine sur le visage de Deborah Kerr, quand son personnage songe à son passé perdu.  
Le paysage immaculé des montagnes, quant à lui, laisse augurer d’un endroit isolé et propice aux méditations. De même, le saint homme vivant en ermite sur les terres du couvent semble ajouter foi à ce tableau enchanteur.

Cependant, la réalité est tout autre, et ce décor exotique est imprégné d’une ambiance primitive, animale : le lieu, sauvage s’il en est, est battu par les vents, qui produisent comme un murmure constant venant troubler les sœurs dans leur plénitude. Le palais qui leur est offert est un ancien harem, un lieu de plaisirs et de tentations, et décoré comme tel : les peintures murales évoquent d’ailleurs l’érotisme qui va bientôt venir frapper à la porte du couvent.
Première intruse, Kanchi (Jean Simmons), la jeune protégée de Dean, respire la sensualité et la provocation, et, sous ses vêtements chatoyants et ses parures orientales, semble plus à sa place en ce lieu que les nonnes elles-mêmes. Elle est bientôt rejointe par un autre indien, le « jeune général » (Sabu), qui malgré son innocente volonté d’étudier auprès des sœurs trouble les femmes qui l’entourent, et entame un jeu de séduction avec Kanchi...
C’est d’ailleurs de lui que provient la signification du titre du film : Black Narcissus est le nom de son parfum aux senteurs entêtantes. Et c’est de ce nom que l’antipathique Sœur Ruth va le surnommer lui-même : le « Narcisse noir », référence raciste à sa couleur de peau et à son caractère, « futile », « tel un paon »… Tel Narcisse dans la mythologie grecque.
Ce désir animal qui entoure constamment les sœurs n’est même pas atténué par la présence d’un élément britannique : Mr Dean respire la virilité et la bestialité dans ses tenus « polo – bermuda », avec son teint buriné par le soleil et les poils saillants de son torse nu.

Troublées par l’atmosphère si particulière du lieu, les sœurs sont soumises plus qu’ailleurs à la tentation, et leurs penchants les plus humains vont s’en trouver exacerbés. Ainsi la sœur jardinière, au lieu d’un potager, ne pourra s’empêcher de créer un sublime jardin de fleurs exotiques. Ainsi Sœur Ruth, irritable et passionnée, tombera follement amoureuse de Mr Dean, et follement jalouse de Sœur Clodagh. Quant à celle-ci, dont la vocation est venue d’une déception amoureuse, ce lieu fait resurgir des souvenirs longtemps enfouis dans sa mémoire, et sa nostalgie la ronge de l’intérieur.

En réalité, toute forme de spiritualité est comme corrompue dans ces montagnes, et le saint homme semble le seul à avoir trouvé la solution : vivre en ermite, se couper de l’environnement extérieur, faire corps avec la nature et ne se préoccuper de rien d’autre. C’est précisément ce qui va « perdre » les sœurs, dont les principes sont tout autres : comme le répond Sœur Clodagh à Mr Dean avec un brin de suffisance, la vocation de leur ordre est de travailler et de se consacrer au monde extérieur. Ce qui fait leur force va donc, dans ce cas précis, constituer une vraie faiblesse …



La réalisation de Black Narcissus est à la hauteur de son intrigue : Powell et Pressburger ont fait un travail extraordinaire en ce qui concerne les décors – d’autant plus lorsque l’on sait que le film a été intégralement tourné en studios. Le résultat, en version restaurée qui plus est, est une splendeur visuelle. Tout est foisonnement de couleurs : la jungle luxuriante, les vêtements chamarrés des autochtones, les peintures murales éclatantes… Quant au jeu de lumières, il est maîtrisé à la perfection, qu’il s’agisse de mettre en valeur le visage des nonnes dans la pénombre ou de projeter une lumière rougeâtre et crépusculaire sur la dernière partie, où la tension dramatique se fait de plus en plus sentir sur les personnages.

La musique accompagne d’ailleurs remarquablement bien cette montée en puissance vers le climax du film, pour ne faire qu’un avec le jeu des acteurs lors de l’affrontement final entre Sœur Ruth et Sœur Clodagh. Le chant des chœurs se joint alors aux appels de cloche avant que ne résonnent les derniers grondements des tambours, entremêlant, une dernière fois, les symboles  du sacré et de la puissance sauvage, indissociables du lieu.



Du côté des acteurs, Deborah Kerr incarne tout en subtilité le personnage principal, Sœur Clodagh. Sa froideur et son sérieux apparents lui permettent de rendre crédible sa fonction de Mère Supérieure du petit couvent, et d’exercer aussi bien que possible son autorité sur ses quatre collègues.
Elle se révèle pourtant profondément humaine, par petites touches : s’affichent alors sur son visage des regards désapprobateurs et agacés vers Mr Dean, une pointe d’arrogance et de fierté quand elle évoque son ordre religieux, ou un adorable sourire béat suivi d’un air contrit quand elle se surprend à rêvasser sur son passé… Ne disposant que de son visage, emprisonné dans une coiffe de nonne, pour exprimer les émotions et les évolutions de son personnage, Kerr réussit à interpréter un personnage au tempérament réservé tout en retenue, et à le rendre intéressant et touchant, jusqu’aux scènes de dénouement où elle peut laisser libre cours à ses émotions, sous l’effet de la montée en puissance dramatique de l’intrigue.

Face à elle, David Farrar est Mr Dean, le principal protagoniste masculin. Tout Britannique qu’il soit, il respire l’animalité et ne se soucie guère des convenances : habillé à la va-vite, torse apparent et se promenant à dos d’âne, son esprit provocateur envers les nonnes se double pourtant d’une bienveillance subtile qui le rend attachant. Constituant le seul point de contact réel des nonnes avec la « civilisation », il devient l’interlocuteur privilégié de Sœur Clodagh, qui malgré ses réticences initiales voit en Dean la seule personne à qui elle puisse confier ses doutes, et se soulager de ses responsabilités.

La performance la plus marquante du film va tout de même à Kathleen Byron, qui joue Sœur Ruth : personnage énigmatique, suintant de colère sourde et de méchanceté, Ruth est la sœur la plus fragile mentalement, celle qui avait déjà des doutes sur sa vocation avant même d’être envoyée dans ce village perdu de l’Himalaya. Aigrie, son mauvais caractère crée des tensions avec les autres personnages : pleine de mépris pour le jeune général, elle se prend d’un amour impossible pour Mr Dean et est atteinte d’une irrépressible jalousie à l’égard de Sœur Clodagh, qu’elle ne voit que trop souvent avec le britannique. Symbole de l’échec des nonnes, Ruth hante la dernière partie du film et décide de la fin dramatique de celui-ci ; quant au souvenir de son visage blafard aux yeux rougis et marqués par la haine, il est toujours vivace dans mon esprit…



Conclusion

Fresque splendide des paysages chatoyants de l’Inde himalayenne aux images vives et colorées, Black Narcissus est également remarquable pour la mise en place parfaite de tous les éléments qui vont permettre une montée en puissance dramatique vers le dénouement final. Le jeu des acteurs, la musique, la précision de la réalisation s’imbriquent parfaitement l’un dans l’autre, pour faire de ce film l’une des plus belles réussites de la collaboration entre Michael Powell et Emeric Pressburger.


NOTE : 8,5/10

"Ah... Nostalgie, nostalgie..."   "Eh, Deborah ! On est en pleine prière, là !!"


3 commentaires:

  1. Article précis et plaisant - à l'image de votre blog "bicéphale" - qui rend bien justice aux Archers (mentions spéciales à Jack Cardiff et Brian Easdale) ; Powell dirigea aussi un jeune Sabu dans Le Voleur de Bagdad ; Deborah Kerr, moins voilée, illumina une autre parabole sur la chair et l'esprit (cf. lien ci-après) ; pour l'anecdote, signalons un fan inattendu : Pascal Laugier, dont la confrérie sinistre de Martyrs revisite à sa façon ce couvent ; un dernier mot pour dire que ce titre dialogue en outre avec Shangri-La de Capra et le diptyque indien de Lang...
    http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/09/quo-vadis-le-corps-de-mon-ennemi.html?view=magazine

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour le commentaire et pour le lien vers votre blog ! J'ai pu voir un grand nombre des films de Deborah Kerr ces derniers temps, et je projetais justement de revoir Quo Vadis... Voilà de quoi m'y inciter encore plus !

      Supprimer
  2. Merci pour cet article qui restitue parfaitement ce que représente pour moi ce film - un chef-d'oeuvre ! Enfant, je fus complètement et durablement fascinée par Le Narcisse Noir... n'y comprenant pas grand chose mais pressentant qu'une fois adulte j'en saisirai toutes les nuances ... et en effet, des décenies plus tard et une fois vécues à peu près toutes les "étapes" qui forment un être, je ne peux que confirmermon admiration sans bornes pour ce jalon cinématographique qui transcende la simple oeuvre d'art. Merci

    RépondreSupprimer