mardi 24 mars 2015

GÖSTA BERLINGS SAGA – La légende de Gösta Berling


Réalisation : Mauritz Stiller
Genre : Drame – Epopée – Film muet
Date de sortie : 10 mars 1924 (Suède)
Société de production : Svensk Filmindustri
Scénario : M. Stiller et R. Hyltén-Cavallius, d’après le roman de Selma Lagerlöf
Photographie : Julius Jaenzon
Musique (version restaurée de 2006) : Matti Bye
Durée (version restaurée de 2006) : 183 min
Casting :               
Lars Hanson : Gösta Berling
Gerda Lundequist : Margaretha Samzelius
Greta Garbo : Elisabeth Dohna
Jenny Hasselquist : Marianne Sinclaire
Mona Mårtenson : Ebba Dohna
Ellen Hartman-Cederström : Märta Dohna
Torsten Hammarén : Henrik Dohna


L’HISTOIRE

Années 1820, province du Värmland, en Suède. Gösta Berling, pasteur défroqué, est l’un des douze « Cavaliers » recueillis par la commandante Samzelius dans son manoir d’Ekeby. Trois femmes entrent tour à tour dans sa vie : la pieuse et crédule Ebba ; l’excentrique et passionnée Marianne ; puis la douce et pure Elizabeth, épouse italienne d’Henrik Dohna.


L’AVIS DE GENERAL YEN

Petit événement sur Films Classiques, puisque cet article est le premier du blog à s’attaquer à un film muet. Gösta Berlings saga – « La légende de Gösta Berling » – est l’adaptation du roman éponyme de la romancière suédoise Selma Lagerlöf, paru en 1891. Cette œuvre majeure de la littérature nordique (que je me suis empressé de lire après avoir vu le film) est tout à la fois roman de terroir, épopée à la mode des sagas islandaises, conte et poème en prose.

Réalisé par Mauritz Stiller, un des grands noms de l’âge d’or du cinéma muet suédois – avec Victor Sjöström et Gustaf Molander –, le film, sorti sous un format en deux parties en 1924, s’efforce de recréer à l’écran l’atmosphère si singulière du roman. Au prix d’une simplification du récit et du recours à des mises en abîme judicieuses, Stiller nous concocte une œuvre titanesque : 3h de film, des décors extérieurs magnifiques, des scènes grandioses (l’incendie du manoir), des acteurs stars (sans compter la débutante Greta Garbo). Gösta Berlings saga déploie le meilleur du cinéma suédois de l’époque.

Pour tenter de faire justice à l’extrême foisonnance du film, je vais le dépeindre au travers de trois fils directeurs : l’authenticité (la « suédicité » devrais-je dire), l'épopée et les femmes.



"Oh, glorious Värmland..."

A la source de l’œuvre, il y a la nature suédoise. Selma Lagerlöf avait mis toute l’âme du Värmland, la province de son cœur, dans son roman. Stiller reprend cette idée force en posant le décor dès le début du film.

Les premiers plans peignent un cadre enchanteur de forêts et de lacs purs – le Nord sauvage rêvé. L’authenticité des paysages coïncide avec celles de ses habitants : la commandante Samzelius fait son apparition au côté des ouvriers qui soulèvent les sacs de minerai de fer – Lagerlöf célèbre le fer comme la ressource nourricière de sa province ; le pasteur alcoolique Gösta Berling prononce un sermon dans une église aux décorations typiquement suédoises, au milieu de gens du commun endimanchés ; les aristocrates du film sont des nobliaux de province qui vivent dans de petits manoirs qui semblent plantés dans l’immensité hostile.

Surtout, les éléments se font face : la beauté ne peut être que sauvage et précaire, à l’image des paysages verdoyants qui se couvrent de neige l’hiver, et des femmes dont la grande beauté ne rend que plus vulnérables. Et bien sûr, ce n’est qu’au cœur d’une campagne enneigée que pouvait survenir un grand incendie…


"The once-famous Ekeby, the stuff of legend"

Comme toute saga qui se respecte, celle de Gösta Berling tient du conte et de l’épopée. Quoique les aspects fantastiques du roman soient modérés, Stiller préférant probablement un ancrage rationnel par souci de cohérence, le film porte bien son nom : épiques à souhait, ses trois heures sont empreintes d’une grande poésie.

"I summon the 13th Guest!"
Un mot ici sur la musique : celle de la version restaurée de 2006, composée par Matti Bye, est absolument sublime. S’inspirant de rythmes traditionnels, elle colle parfaitement à la pellicule et, en donnant de la magie aux scènes muettes, permet de passer sans problème plusieurs heures sans qu'une parole ne soit dite. Avantage non négligeable, j’en conviens.

Ce film ne serait pas ce qu’il était sans son personnage principal. Gösta Berling (Lars Hanson) est extrêmement fascinant. Décrit poétiquement comme « le plus fort et le plus faible des hommes », il possède une personnalité hors du commun : tantôt prêtre défroqué alcoolique maudit par le destin, tantôt séducteur passionné, héros de ces dames, modèle de chevalier courtois en plein XIXème siècle suédois. 

Le charisme monstre de Lars Hanson fait bien les choses : silhouette effilée, visage blafard, cheveux au vent à la romantique, il semble tout droit sorti du Voyageur au-dessus de la mer de nuages (le tableau de Caspar David Friedrich). Son regard extrêmement expressif est, de fait, un émerveillement. Il est vrai que, sans pouvoir faire entendre le son de leur voix, les stars du muet devaient de toute manière exceller dans ce type d’exercice.

Les Cavaliers fêtent Noël
dans la vieille forge
Autour de Gösta Berling évoluent les pittoresques « Cavaliers » d’Ekeby, des personnages hauts en couleur et forts en gueule (ou plutôt en mouvements). Ils donnent une touche d’humour à la composition de Stiller (et de Lagerlöf) par leur bonhomie, leur exubérance et leur joie de vivre, mais ils ont une part d’ombre : anciens soldats pour la plupart, ils vivent une existence recluse dans la fameuse « aile des Cavaliers » du manoir d’Ekeby. Si le film comme le roman les célèbre à la manière des preux chevaliers d’antan, c’est presque, par dérision, pour mieux souligner leur déchéance. Où sont-ils, les héros de jadis, les Vikings des sagas ? A Ekeby, ils ne font que rire, boire et danser. Crédules et superstitieux, ils sont facilement bernés par le « méchant » Sintram (à noter que son rôle de suppôt de Satan dans le roman est ici édulcoré). La chute d’Ekeby leur est même associée. J'aime beaucoup ce type de personnages, attachants mais "gris".


"It was a disgrace to love him, a disgrace to be loved by him"

Dans ce monde d’hommes, qu’ils soient rustres ou héros, brille aussi toute une galerie de personnages féminins. Gösta Berlings saga est presque un film "social", en ce sens qu'il explore les facettes de la féminité et les rapports codifiés entre les sexes de l’époque.

"May a lowly knight have
the honor escorting milady home?"
Ce n’est pas un hasard si Gösta a un cheval prénommé Don Juan. Ce séducteur maudit séduit sans même le vouloir. Les plus belles femmes du comté sont sous son charme. Sa rencontre avec la toute fragile Ebba (Mona Mårtenson) est d’une grande force émotionnelle. Tout le drame du film est résumé dans cette scène, où l’on voit la naissance d’un bref amour entre une jeune fille pieuse et un prêtre tout juste défroqué qui récite si bien ses psaumes.

L’essence même de l’œuvre est là : le drame réside dans l’association tragique des contraires. Rencontrer cet homme marqué par le destin signifie se perdre soi-même. Si Ebba est « trahie » dans sa piété, la belle et impulsive Marianne (Jenny Hasselquist) se voit défiée dans sa fierté. Quant à Elizabeth (Greta Garbo, déjà divine, n’ayons pas peur des mots), la virginale épouse du comte Henrik Dohna, c’est sur sa pureté de femme mariée qu'elle sera testée.

"Fire! Fire!"
Enfin, personnage féminin majeur du film, la Commandante Samzelius, alias Margaretha Celsing (Gerda Lundequist) est marquante à plus d’un titre. Pendant féminin de Gösta Berling, elle doit passer par une humiliante déchéance pour racheter sa conduite passée. Aux côtés de Lars Hanson, Gerda Lundequist domine le film de toute son expérience. A la fougue de la jeunesse, elle oppose la force tranquille d’une femme mûre. Plus encore que Hanson, elle est la véritable matrice dramatique du film. Quand le destin la frappe, son visage semble suggérer que le monde entier s’est abattu sur ses épaules. Quand elle prépare sa vengeance, elle fait penser à une furie que rien ne pourra arrêter. Là encore, on retrouve la même thématique : la femme la plus forte est aussi la plus faible. Comme Gösta, son destin ne peut qu’être extraordinaire. Et donc source d’épopée.


Ma scène préférée : ah, cet anneau...

Conclusion

Film muet d’une poésie rare, Gösta Berlings saga nous offre des performances d’une intense et sublime sensibilité. Fidèle à l’esprit de la géniale conteuse en qui a germé son histoire, il atteint son but : nous faire rêver, au milieu des forêts enneigées et des lacs gelés, tout emmitouflés dans une lourde pelisse sur un traîneau, et poursuivis par des loups affamés…


NOTE : 9,5/10



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