jeudi 18 juin 2015

LES TROIS GLORIEUSES DE JOHN GARFIELD


A l’aube des années 1950, John Garfield est au crépuscule de sa carrière. L’acteur, qui aura traversé la décennie qui s’achève telle une comète, s’apprête à s’enfoncer dans la nuit. Brisé par les coups de boutoir du maccarthysme, il sera terrassé le 21 mai 1952, à l’âge de seulement 39 ans… Garfield aura eu le temps et le talent de devenir l’une des plus grandes figures de l’âge d’or d’Hollywood, traînant son personnage de rebelle au physique ténébreux et au charisme ravageur de film en film, et laissant son empreinte indélébile dans le livre d’or du film noir. Vous trouverez ci-dessous quelques-unes de ces pages au travers de trois grands films, trois prouesses d’un acteur immense.


Humoresque,  la nuit du virtuose


Un film de Jean Negulesco (1946), avec John Garfield, Joan Crawford et Oscar Levant.

L’histoire : Le jeune violoniste Paul Boray, issu d’un milieu modeste, connait une ascension fulgurante lorsqu’il rencontre Helen Wright, une femme mondaine qui en fait son protégé, et dont la fascination pour son talent se transforme peu à peu en passion…

Humoresque est la rencontre explosive, pour ne pas dire le télescopage, entre deux des plus grands charismes du cinéma. Pour illustrer l’authentique composition, l’objet d’art que représente ce film, j’ai choisi trois scènes que j’apprécie pour leur mise en scène et leur signification.

Tout d’abord le « péché originel » que figure, au début du film, une succession rapide de plans brefs, dont plusieurs fondus enchaînés, sur une musique au rythme effréné, et qui transcrit le style de vie vampirisé par l’entrainement musical du jeune violoniste, encore à l’aube de sa carrière.

Puis la fabuleuse rencontre avec le personnage de Joan Crawford, celle-ci choquée par le talent du jeune homme, comme hypnotisée par la magie de son art. En réponse à la virtuosité du musicien, l’actrice dégage dans cette scène un charisme assez dément : tout est dans le regard fixe fasciné et les longues bouffées de cigarette...

Mais le chef d’œuvre absolu de Humoresque reste sans aucun doute le concert qui, après un peu plus d’une heure de film, retranscrit, sans qu’aucun mot ne soit échangé, tout l’imbroglio des relations passionnées et conflictuelles entre les personnages : le regard quasi érotique lancé, comme une sorte un défi, par le violoniste à son amante, l’émotion puis l’effarement de celle-ci, les peurs de la mère et de la soupirante. La caméra vole de regard en regard, d’émotion en émotion, par une succession de plans brefs dont le rythme épouse à la perfection celui du violon. C’est absolument sublime. Rien que pour cette scène, Humoresque mérite d’être vu.

Bien sûr, il reste une et une seule scène à découvrir. Mais, s’agissant de celle-ci, la scène des scènes, la scène ultime, je ne peux que vous encourager de voir le film et vous comprendrez.


Body and Soul,  les turpitudes du boxeur légendaire


Un film de Robert Rossen (1947), avec John Garfield, Lilli Palmer, William Conrad et Hazel Brooks.

L’histoire : Contre l’avis de sa mère, le jeune Charlie Davis choisit de faire carrière dans la boxe. Repéré par un promoteur peu scrupuleux, il connait la gloire. En contrepartie, il doit composer avec des pratiques illicites…  


Il fait nuit. Dehors, près d’une maison, un ring de boxe est éclairé par la lune. Un sac de frappe se balance encore, tout seul. La caméra balaye la scène et se tourne vers une fenêtre ouverte où un homme dort. Cet homme, le boxeur, cauchemarde. Il s’éveille en sursaut…

Comme dans cette scène, qui ouvre le film, Body and Soul atteint une quasi perfection visuelle dans le style noir : ambiance magnifiée par une superbe photographie, mise en scène au style réaliste avec ces bars de quartiers populaires où des gaillards en casquette viennent s’adonner à leur passion du billard, scènes de boxe trépidantes grâce au mouvement d’une camera qui semble vibrer sous les coups.

"Tyger Tyger, burning bright / In the forests of the night"


Le célèbre poème de William Blake hante ce film, Body and Soul, peut-être la meilleure prestation de John Garfield. Le corps ("body"), c’est celui du boxeur. Un mythe, un héros des foules, parti de rien. L’âme ("soul"), c’est tout le dilemme auquel est confronté Charlie Davis. 

Charlie, le tigre, brûle et brille, mais se perd dans les ténèbres. Qu’il prenne garde, lui rappelle la jolie Peg (l’excellente actrice allemande Lilli Palmer), qui sert d’étalon moral dans cette fable noire et réaliste : jusqu'où la fin justifie-t-elle les moyens ? Jusqu'où la gloire et la richesse justifient-elles la brutalité et la fraude, mais aussi le cynisme et l’égoïsme, qui guettent toute star à l’ascension fulgurante et à la croisée des chemins ?

"Davis is following Marlowe around
the ring like a tiger stalking its prey"


Force of Evil,  la rédemption du héros corrompu


Un film d’Abraham Polonski (1948), avec John Garfield, Beatrice Pearson, Thomas Gomez et Marie Windsor.

L’histoire : Joe Morse, un avocat de Wall Street au service d’un parrain de la pègre, tente de convaincre son frère, gérant d’une petite loterie indépendante, de rejoindre le groupe mafieux de son « client ». Les réticences de son aîné vont amener Joe à tout faire pour le protéger des visées hégémoniques de son patron sur les cercles de jeux de la ville…

Force of Evil est probablement le dernier chef d'oeuvre de John Garfield. Le génie de ce film tient avant tout dans ses dialogues vifs et géniaux, une de ses marques de fabrique, et en particulier ceux – de séduction – entre Joe et Doris. Allez, un petit aperçu :


"What do you celebrate, Mr. Morse? – A clear conscience... – Oh! Whose?"

Le scénario et l’atmosphère du film concourent pour nous concocter un univers qui se veut réaliste et dur, celui d’une Amérique corrompue, celui d’un Archange déchu qui n’a d’autre choix que de se battre contre la Bête qui l’emploie s’il veut sauver ses proches, passage forcé pour retrouver un honneur perdu. Et qui de mieux dans le rôle de l’anti-héros valeureux que John Garfield ?

"I knew I would never come back to this fancy office again: 
I could see the cobwebs on the walls."


Là. Voilà, on y est. Un homme seul au petit matin dans Wall Street endormi. Regardez-le, il est comme écrasé par l’immensité de la ville. Par sa solitude, il exprime sa déviance. L’aube pointe : cette déviance est tout juste naissante. C’est un nouveau départ. L’homme quitte un univers et doit prendre garde, car il est seul. Et le monde ne recèle que des dangers pour un homme seul.