vendredi 30 décembre 2016

LORETTA YOUNG, L’ÉTOILE DES INFORTUNÉS


Ce qui marque le spectateur en premier chez Loretta Young (1913-2000), ce sont ses yeux. De grands yeux clairs qui sont les perles d’une beauté précoce qui, adolescente, donnait déjà la réplique, si l’on peut dire, au monstre sacré du muet qu’était Lon Chaney. Ce regard, Loretta Young l’a cultivé, tantôt pour dénoter la naïveté réjouissante de personnages à l’âme innocente pris dans l’engrenage du destin, tantôt pour accentuer la satisfaction de la belle allumeuse réussissant à prendre une proie dans ses filets. Et cela n’est jamais tant visible qu’au début de la carrière de l’actrice, quand l’époque (la Grande Dépression), l’ère du cinéma en cours (la période Pré-Code), des réalisateurs inspirés (Wellman, Borzage) et son talent se sont donnés rendez-vous pour créer une étoile dans un univers et une atmosphère à la fois réalistes et poétiques, cruels et chaleureux.


Midnight Mary, la complainte d’une fille brisée


VF : Rose de minuit. Un film de William A. Wellman (1933), avec Loretta Young, Franchot Tone, Ricardo Cortez et Una Merkel.

L’histoire : Alors qu’elle attend le verdict de son procès, une jeune femme se remémore sa vie difficile et les événements qui l’ont conduite devant les jurés.

Evidemment. La première chose d’elle que le film montre, c’est son regard. Mais qui se cache derrière ces yeux brillants ? Son apparence policée va peu à peu laisser entrevoir puis dévoiler la déchirure que fut la vie d’une femme que le destin n’aura pas épargnée, mais que tous ses malheurs rendront plus forte. Un personnage peu évident à interpréter, et auquel Loretta Young va donner corps avec sa patte unique de subtilité.

Le titre français comme l'américain sont dans le vrai en marquant Midnight Mary du sceau des ténèbres, mais de ténèbres délicates. La part sombre du film, c’est la cruauté du milieu où évolue la protagoniste, Mary, un milieu hanté par des gangsters bien apprêtés qui semblent offrir un sort plus enviable à cette jeune fille en quête de stabilité que le chômage et la rue d’une ville inquiétante.

Mais dans cet univers macho très wellmanien, sublimé par une mise en scène parfaite (excellents cadrages, plans fixes sur Loretta, atmosphère sombre, symbolique de chaque détail dans les scènes pivots), l’ultrasensuelle Mary se bat avec ses armes et surtout sa détermination pour s’en sortir. La candeur apparente de Loretta offre un contraste saisissant avec les actions courageuses de son personnage, paradoxe que l’actrice résout grâce à son jeu nuancé, alternant séduction effrontée et charme sincère, calcul opportuniste et effort désintéressé, donnant une cohérence d’une grande subtilité à l’œuvre. La fragilité de son apparence ne met que mieux en valeur la force de son caractère.


Man’s Castle, poésie de la pauvreté ordinaire


VF : Ceux de la zone. Un film de Frank Borzage (1933), avec Loretta Young et Spencer Tracy.

L’histoire : Une jeune femme errant sans le sou est recueillie par un homme débrouillard et tout aussi pauvre, puis apprend à vivre avec lui dans le bidonville qui lui sert de point d’attache. 

Ce film constitue en lui-même un petit miracle : à caractère « social », il parvient à dépeindre l’existence misérable d’un couple de sans-abris avec un optimisme ardent, porté par les deux personnages : lui enjolive le campement de fortune qui constitue leur foyer, elle a littéralement foi en lui, qu’elle regarde avec dévotion et une ferveur quasi religieuse.

Man’s Castle est porté à bout de bras par deux éléments qui, s’ils étaient de moindre qualité, nous laisseraient un produit plutôt ennuyeux : une réalisation épurée, simple et authentique, qui doublée d’une bande-son adaptée confère au film un romantisme poétique ; et un couple d’acteurs en osmose parfaite, entre un Spencer Tracy dur à cuire, plein de défauts, mais généreux et tendre, et une Loretta Young en mode femme au foyer travailleuse, pleine d’espoirs et qui constitue un véritable socle sur lequel son homme peut se reposer.

Si Spencer Tracy joue la partition la plus remarquée, à juste titre, Loretta est dans ce film une fabuleuse étoile qui brille de toutes ses forces, et sans qui le résultat serait bien terne. Sa sensibilité contraste avec la virilité de Tracy, et sa capacité à émouvoir est à son optimum, en particulier dans cette scène où ils se tiennent un dialogue existentiel, lui allongé sur le lit, sous la fenêtre du toit ouverte, elle accoudée à la charpente et regardant le ciel. Je ne sais pas si une actrice a jamais été aussi charismatique dans son silence que Loretta à cet instant. Il faut dire que les paroles philosophiques d’un Tracy inspiré aident au charme du moment…


Born to Be Bad, la vertu de la pécheresse


Un film de Lowell Sherman (1934), avec Loretta Young et Cary Grant.

L’histoire : Une jeune mère s’amuse à manipuler les hommes pour vivre, et élève son fils seule en lui inculquant des principes très peu éthiques. Elle va jusqu’à l’utiliser pour tenter d’escroquer un homme aisé et bien intentionné, mais constituant une proie trop facile pour cette séductrice…

Avec Born to Be Bad, nous voilà dans le cinéma de l’ère Pré-Code le plus typique, avec une héroïne en petite tenue qui fume à tout bout de champ, mangeuse d’hommes, aux valeurs morales pour ainsi dire bien peu chrétiennes, et qui élabore des stratagèmes tous aussi tordus les uns que les autres pour gagner de l’argent ou garder son fils auprès d’elle. Il va sans dire qu’un tel personnage est passionnant à voir évoluer (et à voir réussir dans ses machinations !), d’autant qu’il est interprété par une Loretta Young en pleine forme.

Car Loretta fait le film à elle toute seule, et ce n’est pas un jeune Cary Grant maigrichon qui va se mettre en travers de son énergie charismatique. En deux tours de main, le voilà pris par le charme vénéneux d’une actrice qu’on a eu bien tort de cantonner à des rôles « calmes », quoique très réussis, quand l’on voit le résultat volcanique ici. Quand bien même, comme on l’a vu dans les paragraphes précédents, elle est excellente dans des jeux de sensualité candide ou discrète, elle parait métamorphosée dans Born to Be Bad, et son charme un peu « canaille » n’est pas sans rappeler la capacité de séduction de Barbara Stanwyck dans BabyFace (!), voire l’explosivité de Jean Harlow dans Red-Headed Woman (!!).

Dans la fin du film, l’actrice réussit même un tour de force en enchaînant des scènes qu’elle domine de la tête et des épaules, tout en contrastant son jeu en apportant à son (anti-)héroïne la touche d’humanité bien dosée qui achève de nous mettre de son côté.


Et aussi…

- Platinum Blonde (1931), de Frank Capra, avec Jean Harlow et Robert Williams : voir aussi ici ; un joli second rôle, qui ne vaut pas les prestations de Harlow et surtout de Williams dans ce film réussi. Mais il donne à voir comment un réalisateur pouvait utiliser à dessein le charisme physique de ses actrices (et Capra est un spécialiste, revoyez tous ses films avec Barbara Stanwyck), en témoigne ici le pouvoir d’attraction de la beauté « mignonne » de Loretta, filmée en opposition totale avec celle de Jean Harlow, plus sexy et envahissante.

- Employees’ Entrance (1933), de Roy Del Ruth, avec Warren William : vous pouvez vous reporter à cet article, plus détaillé. C’est l’un de mes films préférés de Loretta, dont le personnage offre tour à tour des démonstrations de naïveté (toujours joliment amenée) et des touches d’absence de scrupules (il faut bien vivre !), qui rendent cette jeune fille bien attachante, dans un film cependant dominé par la présence de Warren William en patron omnipotent.

- Zoo in Budapest (1933), de Rowland V. Lee, avec Gene Raymond : là encore, la poésie de la réalisation crée un climat « hors du temps » autour des personnages. On retrouve le schéma de la pauvrette qui aurait bien besoin d’une main secourable. Le charme de la Loretta innocente joue à plein.

- Ladies in Love (1936), de Edward H. Griffith, avec Janet Gaynor, Constance Bennett, Simone Simon : un scénario moralement daté, mais la fraîcheur de chacune des quatre protagonistes, parmi lesquelles brille une Loretta naturellement plus charismatique, emporte l’adhésion, d’autant que le choix de Budapest (encore !) comme lieu du film rappelle quelques pépites.


Sans oublier, plus tard…

- A Night to Remember (1942), de Richard Wallace, avec Brian Aherne : un sommet de comédie remplie d’humour noir, où le couple de détectives amateurs Young / Aherne est non seulement en symbiose mais rivalise qui plus est de répliques et de gestes tous plus drôles les uns que les autres. Un je-ne-sais-quoi de déjà-vu cependant.

- The Farmer’s Daughter (1947), de H. C. Potter, avec Joseph Cotten : le rôle de fille de paysans suédois, femme de chambre propulsée politicienne, qui a valu à Loretta Young un Oscar. Certainement pas son plus grand rôle, mais reconnaissons quand même que derrière les bons sentiments à foison, le film est très divertissant. L’actrice parvient à donner la dose de crédibilité suffisante pour passer un bon moment, d’autant que son charme est toujours aussi puissant, et sa capacité à faire rire et à émouvoir également. Le fleuron de la deuxième partie de carrière d’une Loretta désormais beaucoup plus sage que dans ses vertes années Pré-Code.



lundi 12 décembre 2016

TOP 5 : BETTE DAVIS


Bette Davis (1908-1989) est pour moi une actrice bien singulière. A juste titre l'une des plus célébrées de l'âge d'or, elle s’est spécialisée dans un type de cinéma mélodramatique qui, s’il reste de qualité, n’est pas tout à fait ma tasse de thé (et je m’y connais !). Mais même sans être son plus grand fan, j'ai eu envie de lui rendre ici un hommage appuyé, en mettant l'accent sur ses cinq performances qui m'ont tout particulièrement transporté. Avant tout, Bette Davis a eu la chance et l’opportunité de tourner avec un réalisateur qui est l’un de mes favoris, car il est passé maître dans l’art de sublimer l’atmosphère de ses films et d’obtenir le meilleur de ses actrices : William Wyler. Plus généralement, Bette ne me plaît jamais tant que dans un univers où elle peut canaliser son charisme au service de l’ambiance façonnée par le cinéaste ou créer une alchimie avec des partenaires masculins à son niveau. 


N°5 : Judith Traherne dans Dark Victory


VF : Victoire sur la nuit. Un film d’Edmund Goulding (1939), avec Bette Davis, George Brent, Geraldine Fitzgerald et Humphrey Bogart.

Son histoire : Une jeune héritière pleine de joie de vivre se voit diagnostiquer une tumeur au cerveau. Après l’opération chirurgicale, son médecin lui cache la vérité sur sa condition afin qu’elle puisse mener sa vie comme auparavant…

Pourquoi elle est n°5 : J’attendais plus de Dark Victory, qui aurait pu être un chef d’œuvre et se repose un peu trop sur la force émotionnelle de son actrice principale. Néanmoins, Bette Davis brille de tous ses feux dans ce film, l’un de ses plus célèbres. Sa prestation comporte la « spéciale Bette Davis », qu’on retrouve dans ses meilleurs rôles, et qui consiste à donner au caractère de son personnage des facettes antinomiques avec un naturel désarmant. Ici, elle fait cohabiter gaieté et mélancolie, force mentale et faiblesse physique, avec la plus grande subtilité. Dans d'autres films, on trouvera plutôt des personnages malfaisants et pourtant attachants ou fascinants…

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
Une forte intensité émotionnelle ++                     Le scenario peu travaillé -
La finesse d’interprétation de Davis ++                 Un jeu larmoyant parfois trop forcé -


N°4 : Gabrielle Maple dans The Petrified Forest


VF : La forêt pétrifiée. Un film d’Archie Mayo (1936), avec Bette Davis, Leslie Howard, Humphrey Bogart et Genevieve Tobin.

Son histoire : Dans un petit relais-restaurant isolé au beau milieu du désert, un voyageur sans le sou fait étape et rencontre la fille du tenancier, une jeune femme rêveuse et idéaliste, alors qu’un bandit notoire récemment échappé de prison rode dans les environs…

Pourquoi elle est n°4 : D’abord parce que ce film est une vraie claque. Un huis-clos efficace à l’ambiance de western, qui bénéficie d’une distribution prestigieuse. Si la palme de la performance revient à un Leslie Howard éblouissant de charisme poétique, la jeune et blonde Bette Davis n’est pas en reste et produit ce qui est alors (en 1936) selon moi son sommet. Sa prestation possède un atout unique dans sa filmographie : à l’unisson de Howard, qui était déjà à son avantage à ses côtés en 1934 dans Of Human Bondage, elle dégage une vigueur inattendue dans un rôle de jeune fille innocente. Il émane d'elle une forme de beauté singulière et timide, un charme mélancolique que je ne lui avait jamais vu (et ne lui ai jamais revu depuis) et qui lui va à ravir.

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
Des acteurs au sommet +++                                 Une intrigue peu originale -
Un huis-clos haletant +++                               
Mélancolie et idéalisme au rendez-vous +                              


N°3 : Julie Marsden dans Jezebel


VF : L’insoumise. Un film de William Wyler (1938), avec Bette Davis, Henry Fonda, George Brent et Margaret Lindsay.

Son histoire : Dans la Louisiane d’avant la Guerre de Sécession, une jeune femme au tempérament fougueux et indépendant se fâche gravement avec son fiancé. Elle se met alors en tête de le reconquérir.

Pourquoi elle est n°3 : La première collaboration entre Bette Davis et William Wyler accouche d’une véritable pépite. Car même si tout n’est pas parfait à mon goût, ce portrait de « Southern Belle », un an avant Autant en emporte le Vent, est un vrai tour de force : jeune femme irritable façon Scarlett O’Hara, Julie n’en a pas la force quasi-mystique, et c’est tant mieux : son personnage n’en est que plus réaliste. Bette déploie toute son aura pour séduire son public avec un personnage pourtant assez antipathique, et pour bâtir une romance tempétueuse, donc captivante, avec Henry Fonda. Sa performance s'essouffle cependant dans la fin du film, qui se concentre moins sur la personnalité de Julie et plus sur des événements sur lesquels elle n’a pas de prise. La preuve néanmoins que Wyler sait la mettre en valeur dans un bon drame d'époque.

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
Le couple Davis – Fonda ++                                  Une 2e partie en demi-teinte --
Un personnage au “charme” antipathique ++                    


N°2 : Leslie Crosbie dans The Letter


VF : La lettre. Un film de William Wyler (1940), avec Bette Davis, Herbert Marshall, James Stephenson et Gale Sondergaard.

Son histoire : En Indonésie, dans une plantation, une femme abat un homme au cœur de la nuit. Elle invoque la légitime défense pour expliquer son geste. Alors que tous sont portés à la croire sur parole, son avocat semble garder un soupçon…

Pourquoi elle est n°2 : Je reprends ici mon avis de l’article consacré aux meilleures actrices de l’année 1940, auquel vous pouvez vous reporter pour une analyse plus approfondie. Dans ce film, William Wyler réussit encore une fois des miracles, et sublime une deuxième fois Bette Davis grâce à une excellente mise en lumière, et ce au propre comme au figuré : les éclairages au clair de lune de début et de fin sont sublimes. Davis nous gratifie ici de mines glaciales pourtant non départies d’humanité, du haut d’un regard empli d’une expressivité intense. Un immense charisme qu’elle met au service d’une intrigue bâtie sur le doute et la suspicion.

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
Une ambiance précurseur du film noir +++                               
La subtilité du jeu de Bette Davis ++                              


N°1 : Regina Giddens dans The Little Foxes


VF : La vipère. Un film de William Wyler (1941), avec Bette Davis, Herbert Marshall et Teresa Wright.

Son histoire : Dans le Vieux Sud du début du 20ème siècle, Regina et ses deux frères tentent d’assouvir leur ambition et leur cupidité par tous les moyens. Pour parvenir à ses fins, elle n’hésite pas à manipuler ses proches, à commencer par sa propre fille, la naïve Alexandra.

Pourquoi elle est n°1 : Pour le sommet de la collaboration Wyler – Davis que constitue ce grand mélodrame somptueux situé dans l’antre d’un clan familial du Vieux Sud, et la performance de l’actrice, en tous points fabuleuse. Comme j’ai déjà pu le décrire plus en détails dans un article précédent, le personnage de Bette, Regina, est un modèle de femme calculatrice, au charisme serein et dévastateur. Le jeu de dupes avec ses frères et sa relation vipérine avec son mari et sa fille sont des monuments. S’il ne tenait qu’à moi, Bette Davis n’aurait joué que des personnages machiavéliques : les interpréter est une telle réussite !

Le film en bref…

Les plus :                                                            Les moins :
La mise en scène inspire de Wyler +++                 Quelques petites longueurs -
L’opposition Bette Davis – Herbert Marshall ++
Une Regina pleine de duplicité ++     
                          

mardi 29 novembre 2016

DEBORAH KERR, LA DERNIERE REINE D’ECOSSE


Après une petite période d’interruption bien remplie, le blog reprend ses droits en cette fin de novembre. Je m’attarde aujourd’hui sur une actrice qui détient chez moi une place particulière, car c’est un coup de cœur ancien, qui remonte à un temps où les uniques classiques qui m’intéressaient étaient les légendaires péplums des années 1950-60 (Quo Vadis, etc.). Cette perle rare, c’est Deborah Kerr. J’ai choisi de ne dévoiler dans cet article que les trois films contenant mes prestations préférées de l’actrice, laissant à mon illustre coauteur, fan lui aussi de la rousse Ecossaise, le soin de développer le jour venu son propre ressenti. Vous pouvez d’ailleurs déjà retrouver son article sur Black Narcissus ici. Pour ma part, j’ai un immense faible pour la Deborah de la fin des années 1950, début des années 1960, époque où elle a tourné les trois films ci-dessous, probablement parce que jamais beauté et distinction n’auront autant rimé avec subtilité et perfection...


Tea and Sympathy, la délicatesse selon Deborah K.



VF : Thé et sympathie. Un film de Vincente Minnelli (1956), avec Deborah Kerr, John Kerr et Leif Erickson.

L’histoire : Un adolescent brimé par ses camarades et son professeur de sport trouve refuge et réconfort auprès de l’épouse de ce dernier.

L’odeur du thé intrigue le Général Yen. C’est inévitable. Mais que dire de la sympathie, quand celle-ci est apportée par une Deborah Kerr au sommet de son art de la peinture des émotions contenues ?
Je suis loin d’être un admirateur fervent de l’œuvre du réalisateur Vincente Minnelli qui, quoique dans une moindre mesure qu’un Douglas Sirk, a eu tendance à produire le mélodrame type des années 50, dont les couleurs presque irréelles et le plan trop large en format CinemaScope donnent une tonalité vieillotte et ne parviennent pas à capter suffisamment les émotions pourtant indispensables au scénario, au risque de provoquer l’ennui du spectateur. Tea and Sympathy reproduit ce schéma. Et pourtant…

Car oui, si les choix de réalisation desservent à mon sens le film en mettant aux oubliettes les gros plans sur les visages des acteurs, ils créent une atmosphère de petite bourgade oppressante pour le héros, Tom (John Kerr), qui est comme atomisé à l’image, signe de sa timidité et de sa différence. Une atmosphère propice à l’ennui, celui de Laura, cette femme au foyer délaissée jouée par Deborah Kerr, qui retrouve un sens à sa vie en prenant sous son aile le jeune homme torturé. Certes, l’aspect d’homosexualité de la pièce d’origine (avec les mêmes acteurs dans les rôles principaux) est évacué, mais le principe est le même : comme l’exprime Laura dans un dialogue avec son mari, il s’agit d’un conflit sur ce que doit être la véritable « virilité » (« manliness »), il s’agit de savoir si la sensibilité doit en être extirpée pour que de chaque garçon naisse un mâle, selon les standards de l’époque. C’est pourquoi, à travers cette thématique puissante qui interroge chacun des personnages, le film, qui agit comme un huis-clos, conserve une force authentique et se révèle être bouleversant.

Cette force est littéralement incarnée par Deborah dans ce qui reste à mon sens l’une de ses plus grandes performances. Certes, l’habitude de jouer le rôle au théâtre donne parfois l’impression qu’elle surjoue légèrement, comme une comédienne le ferait sur scène. Mais il se dégage de sa prestation une telle capacité à émouvoir, une telle affection dirigée envers un seul être, que son jeu prend tout son sens et apparait comme la mise à nue de ce que ressent son personnage, Laura. Elle parvient inévitablement à capter l’attention du spectateur, malgré l’absence de gros plan sur son visage (l’hérésie !), et tire de cela une sensualité remplie de poésie, larmoyante mais magnifique. Il faut voir ce film pour comprendre ce qu’est le charisme de la délicatesse.


The Sundowners, par-delà l’horizon des possibles



VF : Horizons sans frontières. Un film de Fred Zinnemann (1960), avec Deborah Kerr, Robert Mitchum et Peter Ustinov.

L’histoire : Au début du 20ème siècle, en Australie, une famille d’éleveurs nomades parcourt routes et chemins à travers le bush. Tandis que le père Paddy se satisfait de cette vie d’aventure, sa femme Ida et son fils Sean commencent à manifester une aspiration sédentaire.

Deborah Kerr à contre-emploi dans un rôle de femme de berger nomade, voilà qui vaut bien un détour !

Par contraste avec le film précédent, ici la réalisation est quasi-parfaite, permettant au film de contourner l’obstacle d’un scénario autrement plat et ennuyeux. Tout ici concourt à magnifier la vie nomade dans un environnement hostile mais splendide, qui rappelle la conquête de l’Ouest, les bisons en moins, les troupeaux de moutons en plus. En suivant le quotidien d’une famille dans ses pérégrinations et des bergers itinérants dont le sport favori est la tonte des moutons, The Sundowners s’inscrit dans la tradition du film social, et c’est en cela qu’il est passionnant.

Le film dispose en outre d’un casting de gros calibre. Si Peter Ustinov campe comme à son habitude un personnage haut en couleur mais de second ordre, l’association du couple Robert Mitchum – Deborah Kerr fait des merveilles. D’un côté, Mitchum, le monstre de virilité charismatique, un peu bourru mais attachant. De l’autre, Deborah, qui laisse en coulisses ici son aura de grande dame pour incarner une femme déterminée, de caractère et qui, comble de l’extase, tient formidablement tête à Mitchum ! L’alchimie entre les deux est je pense portée ici à son zénith, car Deborah réduit considérablement le contraste entre eux (on est loin du soldat et de la religieuse de Heaven Knows, Mr Allison). Pour l’anecdote, si ici c’est elle qui vient dans son registre à lui, c’est tout l’inverse la même année dans The Grass Is Greener, où Mitchum visite en touriste fortuné et un peu dandy le château de Deborah, pour une alchimie plus romantique.

The Sundowners a donc l’aspect d’une épopée de l’ordinaire, portée par une belle musique aux accents folkloriques, et qui prouve que notre Ecossaise préférée a du répondant et sait, dans son avantageuse maturité, encore surprendre, tout en gardant derrière un phrasé plus « authentique » la sensualité dissimulée qui est sa marque de fabrique.


The Innocents, l’art de l’horreur sublimée



VF : Les innocents. Un film de Jack Clayton (1961), avec Deborah Kerr, Martin Stephens et Pamela Franklin.

L’histoire : Au 19ème siècle, en Angleterre, une gouvernante se rend peu à peu compte que les enfants dont elle a la charge, dans un manoir gothique, sont au centre de phénomènes étranges.

Dès l’ouverture, l’une des plus fascinantes qu’il m’ait été donné de voir, transcendée par le mythique « O Willow Wally » chanté par une voix presque enfantine, puis le clair-obscur déroutant dévoilant l’actrice principale qui accompagne les crédits, on est plongé dans un univers « à la Rebecca » (le manoir gothique, l’atmosphère étrange des lieux, immenses et quasi-vides) qui sert de cadre à un thriller psychologique que n’aurait pas renié le Maître.

Sans surprise vu le thème du film, j’ai trouvé dans The Innocents tout ce que j’aime en termes de réalisation, la superbe photographie justifiant à elle seule pourquoi le Noir et Blanc doit continuer à être utilisé par les cinéastes. Il est évident que l’on n’obtiendrait pas le même degré de suspense et d’angoisse sans le jeu des ombres, qui marquent l’effroi des visages (avec de splendides gros plans bien entendu…) et semblent se moquer des protagonistes à travers les reflets, grâce aux nombreux miroirs judicieusement placés, comme pour accentuer la lente descente aux enfers de l’héroïne, Miss Giddens.

Car si les deux enfants qui troublent tant notre gouvernante sont, et c’est suffisamment rare pour être noté, admirablement interprétés (le garçon en particulier possède une aura charismatique qui ajoute à l’étrange), le film est fait pour et par Deborah Kerr, qui le sublime de bout en bout par son art. Cette fois, l’actrice est dans un rôle qui la connait, celui de gouvernante élégante bien née et d’abord éminemment sympathique, et je dirais même adorable du haut de ses presque quarante printemps. Le comportement bizarre des deux enfants, l’ambiance gothique du château et enfin, les apparitions effrayantes dont elle est le témoin, vont construire autour d’elle une atmosphère hostile à laquelle elle va devoir faire face, en bonne gouvernante victorienne armée de principes moraux.

Deborah est dans ce film fabuleuse, belle malgré l’effroi, elle vous hante comme elle est hantée par ces fantômes. Comme souvent chez elle, un érotisme sous-jacent affleure, et son côté malsain ajoute une corde à l’arc déroutant voulu par le réalisateur. La subtilité de l’actrice est ici plus que jamais précieuse, lui permettant de dévoiler toute une gamme d’émotions qui enrichissent son personnage et confèrent au film une force indéniable. Du grand cinéma.

mardi 30 août 2016

MARGARET SULLAVAN, LE PARFUM DES ANNEES BRUNES


Actrice à la carrière aussi brève qu’intense, Margaret Sullavan a eu le privilège de poser sa marque dans des films témoins d’une époque, les années 1930. Entre nostalgie manifeste de la vieille Europe au travers d’une Budapest rêvée chez Lubitsch (The Shop Around the Corner) ou Wyler (The Good Fairy), et inquiétude pour son devenir dans une Allemagne aux abois chez Borzage (Three Comrades, The Mortal Storm), Margaret figure la muse, qu’elle soit naïve ou déterminée, nécessaire aux hommes pour se repérer. Puis, elle est aussi le guide des femmes, les courageuses et les fières – les infirmières de Cry ‘Havoc’ – dans un monde qui a finalement basculé dans la guerre.


The Good Fairy, tribulations d’une petite fée hongroise

Un  film de William Wyler (1935), avec Margaret Sullavan et Herbert Marshall.

L’histoire : A Budapest, afin de résister aux avances d’un millionnaire, Luisa Ginglebusher (Margaret Sullavan), une jeune femme naïve tout juste sortie de son orphelinat, s’invente un mari. Mais quand ce prétendant indésirable décide d’en faire un homme riche afin de la séduire, elle doit se résoudre à piocher au hasard dans l’annuaire le nom d’un inconnu : le Dr. Max Sporum (Herbert Marshall), un avocat misérable…

Comme dans The Shop Around the Corner cinq ans plus tard, Budapest est le cadre des « aventures » de Margaret Sullavan. Et comme chez Lubitsch (mais plus à la manière de ses comédies musicales), on retrouve chez Wyler cette atmosphère nostalgique, hors du temps, qui donne une idée de ce que représentait la vieille Europe à Hollywood à cette époque.

The Good Fairy vaut surtout par la qualité de l’interprétation de son actrice principale : Margaret y est singulièrement crédible en jeune fille d’une grande innocence. La candeur de son personnage crée des décalages comiques qui tirent vers le loufoque sans jamais paraître ridicules ou forcés. Mieux, elle parvient à déployer tout son charme, mi-romantique, mi-comique, à grand renfort de mines dont elle a le secret. Vraiment, sa Luisa Ginglebusher est un gros coup de cœur personnel, probablement l’un de mes personnages préférés des films des années 30. Le « must » : la scène où elle se dandine devant un miroir avec sa fourrure de « foxine », sa silhouette se reflétant à l’infini, est fabuleuse et symbolise à elle seule toute l’âme de ce personnage attachant.

Ses scènes remplies de quiproquos avec le personnage millionnaire de Frank Morgan valent le détour (si vous supportez le jeu très particulier de ce dernier). Quant à Herbert Marshall, il apporte au film une certaine distinction que sa « transformation » physique en cours de route ne fait qu’accentuer. Là encore, on retrouve un acteur typique des comédies « vieille Europe » de l’époque (Trouble in Paradise), parfaitement à son aise dans un registre maîtrisé.


Three Comrades, une étincelle parmi les ombres


VF : Trois camarades. Un film de Frank Borzage (1938), avec Margaret Sullavan, Robert Taylor, Franchot Tone et Robert Young.

L’histoire : Trois amis vétérans de la Première Guerre Mondiale rentrent à Berlin, dans un contexte de crise et de montée des extrémismes. Leur rencontre avec la belle Patricia, une jeune femme pétillante mais malade, va bouleverser leur vie.

Voilà typiquement le genre de film au rythme lent et au scénario très classique, mais qui ne peut que m’émouvoir, et donc m’inspirer. Le scénario est en somme plutôt creux, mais il instille l’élément qui permet au film de faire mouche : à savoir, dépeindre un trio d’amis aux liens étroits et leur adjoindre la présence d’une femme. Mais contrairement à, par exemple, Design for Living, où l’amitié doit rivaliser avec la jalousie, Three Comrades s’attache plutôt à explorer les relations amicales ou amoureuses, toutes différentes, entre ces hommes et cette femme ; autrement dit, à mettre en scène le bouleversement de quatre vies dues à une simple rencontre. Et le résultat est au rendez-vous, car les acteurs font le film (ou plutôt, le réalisateur Borzage, par une mise en scène simple et poétique, les laisse briller).

Les quatre acteurs sont en effet en symbiose parfaite. Si Robert Young est le combattant exalté, celui qui se lève pour ses idées – alors que l’on entend littéralement le bruit des bottes du nazisme, comme un danger qui se rapproche, Robert Taylor est l’âme romantique, le timide, l’innocent gentleman, au cœur droit. Entre les deux, Franchot Tone, probablement le meilleur des trois acteurs ici, figure la présence rassurante, l’ami fidèle, la force calme au discours profond – le poète mélancolique.

Et puis il y a une femme. Mais quelle femme ! Une Margaret au sommet, fabuleuse, qui scintille à l’écran au milieu de ces trois hommes, avec qui elle noue des liens complices aussi forts que différents. Son charme discret mais profond déferle, et l’on comprend mieux pourquoi chacun de ces fiers gaillards, soldats vétérans, fondent en sa présence. Physiquement, elle parait fragile, ce mignon petit bout de femme élégamment vêtu, mais n’en croyez rien : elle dégage un charisme splendide, et chaque mot qu’elle prononce de sa voix légèrement enrouée ne fait qu’ajouter une pierre à l’édifice bâti à l’occasion par l’actrice. J’écris cela, je regarde mon classement des meilleures actrices, et je vois que cette splendeur n’est que, à l’heure actuelle, quatrième parmi les meilleures de cette année-là. Oui, décidément, 1938 est une bonne année.


Cry ‘Havoc’, le creuset des héroïnes


Un  film de Richard Thorpe (1943), avec Margaret Sullavan, Ann Sothern et Joan Blondell.

L’histoire : En 1942, pendant la Seconde Guerre Mondiale, la péninsule de Bataan, aux Philippines, est assiégée par les Japonais. Un groupe de femmes volontaires mais inexpérimentées vient renforcer le corps des infirmières du lieutenant Mary Smith (Margaret Sullavan).

Basé sur une pièce de théâtre, Cry ‘Havoc’ est sorti plus d’un an après les événements qu’il relate, comme le plus célèbre So Proudly We Hail. Il tire de ses origines théâtrales des dialogues percutants mais aussi une atmosphère de huis-clos qui sied bien à un climat de siège (la plupart des scènes sont filmées dans l’abri souterrain qui sert de dortoir aux infirmières).

Bien évidemment, c’est le casting qui m’a poussé à voir ce film : j’aime particulièrement les trois actrices principales, qui toutes ici font preuve de talent.

Margaret Sullavan tient le premier rôle. Son personnage, le lieutenant Smith, est une infirmière militaire de métier, et par conséquent possède une autorité naturelle. Margaret lui donne une aura discrète en jouant une femme déterminée, autoritaire mais qui recèle de profondes blessures. Loin de ses rôles de naïve, l’actrice est d’une grande crédibilité en officier opérant en terrain de guerre. Sa grande force est de laisser percevoir les fêlures de sa carapace par le ton las de sa voix ou la mélancolie de son regard, quand elle expose la gravité de la situation du siège ou lors des scènes au téléphone. Une performance très touchante.

Ann Sothern, dont le rôle est a priori plus secondaire, parvient à briller en volant quasiment la vedette à ses petites camarades. Elle qui ne sait rien tant que s’imposer d’une pichenette comique envoyée à son auditoire (son petit rôle hilarant dans Trade Winds) a ici tout le temps qu’il lui faut pour déployer avec charisme toutes les facettes de son personnage de frondeuse et de séductrice. Leurs personnages s’opposant frontalement, Ann et Margaret offrent dans Cry ‘Havoc’ de belles joutes dont seules les femmes ont le secret…

Quant à Joan Blondell, au rôle nettement en arrière-plan, elle est tout simplement jouissive dans son interprétation d’une ex strip-teaseuse qui ne semble pas à sa place dans cet univers, mais s’emploie à materner ses jeunes compagnes tourmentées. Elle semble s’amuser dans son jeu, et cela est sympathique à voir…

Parmi les autres actrices, mention spéciale à Marsha Hunt, qui joue une infirmière plus expérimentée. Son attitude de grande sœur et de confidente envers les autres filles la met particulièrement en valeur.


Mais aussi, et non des moindres…

- Little Man, What Now? (1934), de Frank Borzage, avec Douglass Montgomery : une performance déjà « classique » d’une Margaret, mi-sérieuse, mi-comique, qui laisse présager ses sommets futurs. Un film typique du début des années 30, une fable contant les mésaventures d’un jeune couple dans l’Allemagne de Weimar.

- The Shop Around the Corner (1940), d’Ernst Lubitsch, avec James Stewart : ce film est sans aucun doute le meilleur de la carrière de Margaret ; pour plus d’infos, je vous renvoie vers l’article du blog consacré au film, ou encore vers ceux traitant l’année 1940 (meilleurs films, actrices et acteurs). Quand subtilité, humour et poésie se rencontrent.


- The Mortal Storm (1940), de Frank Borzage, avec James Stewart : là encore je vous redirige vers cet article consacré au top 5 des meilleurs films de l’année 1940. Avant tout un bon film, évocateur de la montée du nazisme, avec une Margaret en harmonie avec Stewart.




dimanche 3 juillet 2016

MYRNA LOY, LA FIANCEE DU CINEMA


Avec Myrna Loy (née Williams, 1905-1993), on entre pour moi dans le panthéon du vieil Hollywood, dans le cercle fermé des Grand(e)s. L’actrice est l’un de mes plus grands coups de cœur et elle figure en (très) bonne place dans mon top personnel. Pourquoi ? Comment dire… Myrna, c’est l’incarnation même de la grâce. Féminine et distinguée, la hauteur aristocratique et élégante de certains de ses personnages (Libeled Lady) n’est là que pour mieux révéler un immense potentiel comique, jamais dénué d’ironie ni de classe. Un don sublimé par une fabuleuse alchimie avec son alter-ego masculin, William Powell, pour former un couple de légende(s) à l’écran. Outre le génial Libeled Lady et le mythique The Best Years of Your Lives, déjà parus sur ce blog, j’ai choisi ici de sélectionner trois films parmi ses sommets, entre drame et comédie, pour mettre en valeur à la fois sa force émotionnelle et son énergie comique.


Manhattan Melodrama, entre crime et loi


VF : L’ennemi public n°1. Un film de W. S. Van Dyke (1934), avec Myrna Loy, William Powell et Clark Gable.

L’histoire : Le procureur Jim Wade (Powell) est confronté à un cas de conscience quand il doit faire face aux actions de son ami d’enfance « Blackie » Gallagher (Gable), un gangster notoire.

Manhattan Melodrama présente l’avantage de réunir un casting fabuleux, du moins avec le recul des ans. Myrna Loy y est accompagnée de deux des acteurs avec lesquels elle a le plus joué : William Powell, avec lequel c’est son premier film, et Clark Gable, l’acteur le plus populaire des années 30.

L’intrigue du film, qui place deux amis d’enfance dans des camps opposés, l’un au service de la loi, l’autre en dehors, est en elle-même bien construite, quoique parfois le scénario peut paraître un brin simpliste et irréaliste. L’essentiel est néanmoins préservé : le suspense, moteur du film avec les relations croisées entre personnages, joués par des acteurs qui, en 1934, viennent de se révéler ou qui sont en train de le faire.

Clark Gable est probablement l’homme fort de Manhattan Melodrama. Il bénéficie d’un rôle puissant, fait pour lui : celui du bandit au grand cœur. Sa prestation pleine d’émotion et de fougue efface la naïveté de l’écriture du personnage.

William Powell n’est pas encore le roi du comique, mais il est en passe de le devenir avec la sortie la même année de The Thin Man (voir plus bas). Ici, il fait ses preuves dans un rôle dramatique puisqu’il lui échoit le rôle le plus difficile à mon sens, celui du procureur incorruptible. Il nous concocte plusieurs moments de pure brillance dans des dialogues avec Gable, surtout (la scène de la prison), et Myrna, déjà.

Pour sa part, Myrna campe une Eleanor Packer touchante et pétillante à souhait (à ne pas confondre avec une certaine Eleanor Parker, rousse elle aussi, et non moins séduisante), une femme prise entre les destins des deux amis. Dans un rôle qui laisse préfigurer son sommet dans Test Pilot, elle déploie toute une panoplie d’émotions d’une grande justesse (souvent relevées par le fameux clignement de cils « à la Myrna »), sans pour autant négliger un apport humoristique indéniable. L’entrée fracassante d’Eleanor dans la voiture de Jim est d’ailleurs l'un des moments phare du film, où elle lui assène un quasi-monologue d’anthologie. De fait, Myrna domine la première partie du film, avant de s’effacer légèrement pour laisser plus de place au duo Gable / Powell.


The Thin Man, naissance d’un couple mythique


VF : L’introuvable. Un film de W. S. Van Dyke (1934), avec Myrna Loy, William Powell et Maureen O’Sullivan.

L’histoire : Un ancien détective, Nick Charles, est appelé à l’aide par une jeune femme dont le père a disparu et semble bientôt impliqué dans une affaire de meurtre. Poussé par son épouse Nora, Nick accepte de s’intéresser à ce mystère…

Film hybride, The Thin Man intègre à une trame de film policier traditionnel des éléments de comédie qui lui donnent une coloration plus légère. L’alternance entre scènes sombres filmées « façon film noir » et gags tenant de la farce lui confère une atmosphère unique.

"I don’t usually look like this. I’ve been Christmas shopping!"

Si de mon point de vue l’enquête menée par le « détective à la retraite » Nick Charles est relativement banale, quoique filmée de manière intéressante, la prestation comique du duo Powell / Loy est en revanche tout simplement lumineuse. La complicité des deux acteurs est telle qu’elle crève l’écran et porte à elle seule le film comme rarement il est possible de le voir. Plus encore, leur comique de geste est si authentique que le couple parait moderne et naturel : notez un nombre impressionnant de grimaces et tirages de langue effectués avec une forme de distinction assez épatante, et une quantité encore plus remarquable de verres d’alcool, qui dénote un couple jeune, fêtard et bon vivant. Mais – encore – toujours avec ce fameux doigté de classe qui rend leur jeu à deux si unique. Le comique de mots est au diapason avec des répliques piquantes déclenchées en rafale de part et d’autre.

Mentionnons par ailleurs la présence de Maureen O’Sullivan dans le rôle de la jeune fille éplorée, toujours aussi charmante (le premier Tarzan, c’est en 1932), en particulier dans certaines bonnes scènes avec William Powell, acteur qui parvient généralement à bien mettre en valeur ses collègues féminines.


Test Pilot, l’envol de la reine


VF : Pilote d’essai. Un film de Victor Fleming (1938), avec Myrna Loy, Clark Gable et Spencer Tracy.

L’histoire : Les exploits et mésaventures d’un pilote d’essai téméraire, Jim, dont les ardeurs sont refrénées tant bien que mal par son ami mécanicien, Gunner, et par sa jeune épouse, Ann.

Pour commencer, Test Pilot est mon genre de film : épique avec les exploits de l’aviateur et émouvant avec la complicité entre Jim et son mécanicien Gunner, il superpose des trames complémentaires et bien amenées, génératrices d’émotions multiples. Bien qu’il se concentre principalement sur le métier de pilote d’essai du personnage de Gable, le film se consacre aussi pleinement au premier rôle féminin, celui de Myrna, et fournit à l’actrice l’occasion rêvée de fournir peut-être la plus belle performance de sa carrière.

Car oui, flanquée des deux monstres sacrés du cinéma de l’époque que sont Clark Gable et Spencer Tracy (sans oublier Lionel Barrymore en second rôle !), Myrna Loy ne dépare pas et, mieux, apporte la prestation la plus marquante du film. Charismatique comme jamais, elle tient tête de sa voix éraillée caractéristique au parangon de virilité que Gable s’efforçait de jouer (avec réussite il faut le dire). Deux scènes sont particulièrement magnifiques : dans l’une, Jim et Ann viennent de se rencontrer et s’affrontent sur fond d’attraction mutuelle (« You turn your head like a big bear – and just gaze! ») ; dans l’autre, Ann et Gunner se rapprochent et partagent leur inquiétude sur le sort de Jim, qu’ils aiment l’un et l’autre (« Three roads face us and there is doom at the end of each », « Every tic-tac of the clock : still living – still living – still living »).

Myrna déploie des trésors d’émotivité avec un tel naturel que l’on ne peut que ressentir les doutes et les craintes des épouses et des proches des aviateurs – comme aussi celles des marins et des militaires, laissées seules à attendre le retour de l’homme aimé, qui peut-être un jour ne reviendra pas. Sur ce plan, il faut également voir l’exemple réussi de The Way to the Stars (Le chemin des étoiles), un très beau film britannique sur la vie dans une base militaire aérienne pendant la Seconde Guerre mondiale.

Outre Myrna, mention spéciale chez les acteurs à Spencer Tracy, qui livre une performance déchirante d’humanité et qui prouve encore une fois qu’il est brillant dans des seconds rôles bien choisis (voir San Francisco, là encore avec Clark Gable, plus la sémillante Jeanette MacDonald).


Mais aussi…

- Love Me Tonight (1932), de Rouben Mamoulian, avec Maurice Chevalier et Jeanette MacDonald : 1932 est l’année qui voit Myrna percer avec des performances remarquables, la première étant ce second rôle succulent où elle incarne une jeune femme en manque d’hommes, vivant dans un château, entourée de vieillards… Davantage de temps d’écran n’aurait pas été de trop !

- The Animal Kingdom (1932), d’Edward H. Griffith, avec Leslie Howard et Ann Harding : Probablement le rôle de la révélation, car difficile de savoir qui domine entre Ann Harding et Myrna Loy, qui compose ici avec brio l’antagoniste du film, réussissant l’exploit d’humaniser et de rendre attachante une femme « vampire » qui s’accroche à Leslie Howard…

- I Love You Again (1940), de W. S. Van Dyke, avec William Powell : L’un des sommets de William Powell en homme subitement amnésique qui ne se rappelle même plus avoir épousé Myrna Loy (!) ; celle-ci, qui souhaite divorcer (!!), est, comme toujours avec Powell, fascinante par son art comique, sobre et subtil.

- Cheaper by the Dozen (1950), de Walter Lang, avec Clifton Webb et Jeanne Crain : Une Myrna en mère de famille plus mûre dans cette adaptation du célèbre roman « Treize à la douzaine », une interprétation typique de sa deuxième partie de carrière, avec en prime une bonne entente avec un Clifton Webb en excellente forme dans le rôle du père.


…et surtout…

- Libeled Lady (1936), de Jack Conway, avec William Powell, Spencer Tracy et Jean Harlow : Pour plus de détails je renvoie à cet article. Mon film préféré avec Myrna. Une vraie pépite dans laquelle elle irradie de charisme en portraiturant un personnage complexe, entre jeune dame sophistiquée et gente demoiselle à conquérir. Cependant, il s’agit plus ici d’un tour de force collectif que d’une domination de la seule Myrna.


- The Best Years of Our Lives (1946), de William Wyler, avec Fredric March, Dana Andrews et Teresa Wright : Là encore, reportez-vous à cet article de mon comparse le « Docteur ». Il s’agit du premier film que j’ai vu de Myrna, et dans lequel elle m’avait bien plu, puisque son personnage d’épouse d’un Fredric March qui doit se réadapter à la vie civile est fort et touchant.